Le Japon, empire du soleil levant, est le pays des frontières par excellence. Pour cet archipel, bien que sans frontières terrestres le rattachant à ses voisins (ce qui en soi est une spécificité des civilisations insulaires), le concept de frontières physiques ou imaginaires existe toutefois avec force dans l’esprit de tous les Japonais.
Les innombrables portiques rouges, qu’on désigne par « torii », qui parsèment l’archipel, constituent le symbole le plus fort du concept des frontières au Japon. Un torii, marquant l’entrée d’un temple, nous le retrouvons, un peu étonnés, au milieu d’une prairie ou à l’entrée d’un sentier qui sillonne une montagne. Le torii est en effet un « portique » signalant la séparation, donc la frontière. Or qui dit frontière dit immédiatement séparation entre deux espaces, un espace sacré et un espace profane. Cette notion de dualité entre « le sacré et le profane » est différente de la notion « du bon et du méchant » ou « du bien et du mal ». Liée à une division de l’espace, elle tire son origine, selon de très anciennes croyances, dans l’opposition entre « intérieur » et « extérieur » (uchi /soto).
Frontières et territoire sacré du Japon
Ces croyances ont diverses explications qui sont presque toutes en relation avec « le territoire sacré du Japon ». Sans frontières avec des pays tiers, le Japon se sent différent. Projeté, de façon schématique sur le principe « extérieur / intérieur », ce sentiment de différence peut nous mener loin dans l’imaginaire japonais.
On sait l’importance qu’a le drapeau national pour tous les pays et toutes les nations[1]. Mais en observant ce tableau, nous pouvons comprendre l’émotion que ressentent les Japonais devant leur drapeau qui retrace les différents chemins qu’ils ont dû prendre. D’ailleurs, la carte géographique d’un Japon coloré en rouge[2] désigne en même temps les mers qui le séparent du reste du monde ! En comparant cette carte, à connotation géographique, avec le drapeau japonais formé d’un disque rouge[3] sur fond blanc, nous pouvons nous faire une idée de la représentation qu’ont les Japonais du concept des frontières qui séparent leur Nippon du reste du monde.
Pour les Japonais, tout ce qui est à l’intérieur est sacré (disons japonais… donc considéré comme pur) et tout ce qui est extérieur est profane (disons étranger… considéré comme souillé). Ce paradigme a une certaine signification au Japon. Ce pays, qui n’a pas connu d’invasions tout au long de son histoire (à l’exception de l’occupation américaine dans les temps modernes qui n’a duré d’ailleurs que 7 ans, de 1945 à 1952), a vécu une très longue période d’auto-isolation (sakoku 1639 – 1868, soit 231 longues années).
Quant aux frontières non visibles à l’intérieur du pays – relatives au concept du sacré et du profane – elles sont directement inspirées du shintoïsme, et cela remonte très loin dans le temps.
Le shintô et la frontière entre le Japon et le monde
Le shintô, ne doit pas être considéré comme une « religion »[4]. La traditionnelle traduction de ce terme donne : la voix des dieux[5]. Mais il s’agit surtout de dieux locaux propres à chaque région, fief ou village, clan ou famille. Ce sont des dieux représentant les forces de la nature. Les esprits de ces dieux sont censés habiter temporairement des objets ou des végétaux. Provenant d’un genre de chamanisme, ces croyances sont fondées sur les rites de la purification, laquelle est en est le centre et met en évidence la séparation (la frontière) entre le pur et l’impur.
Le Japonais, avant l’émergence brutale ces derniers temps du fait religieux dans l’espace médiatique, n’avait pas de façon formelle une approche assez claire de la religion comme dans les sociétés monothéistes. Pour les Japonais, le terme shûkyô 宗教,d’origine bouddhiste chinoise[6] et traduit actuellement par « religion »[7], n’a pris le sens que nous lui donnons que vers le début de l’ère Meiji (1868).
Ce n’est donc pas une religion proprement parler, mais une pratique de vie typiquement japonaise. Tous les Japonais pratiquent le shintô qui leur est inhérent (on naît Japonais et … shintô). Le shintô ne peut être exporté ni faire l’objet d’un quelconque prosélytisme. Nous pouvons dire que le shintô, en tant que pratique de vie au quotidien, trace une frontière entre les Japonais et le reste du monde. Et cela rejoint la frontière spatiale.
Le pur et l’impur au sein de la société japonaise
Pour un Japonais, le monde profane c’est l’espace où existe un état de souillure « kegare » mis en évidence par opposition à un état de pureté « imi ». La souillure[8], résultat de la perte du ki[9], peut provenir d’un contact avec des éléments provoquant la souillure et incitant à l’imi[10] (état de pureté).
Le passage du temps, sans aucune forme de contact avec des éléments de souillure peut provoquer la perte de ki. Cela souligne aussi la frontière entre pur (état imi) et impur (état de souillure).
Les étrangers et la souillure
On peut se débarrasser de la souillure par des cérémonies de purification ôharai qui prennent plusieurs formes : des ablutions au moyen de l’eau, appelées misogi (les bains que prennent les Japonais plusieurs fois par jour) ou au moyen de la neige (sosogi), mais aussi par des rites de repentance « komori » (par exemple retraite dans la montagne), ou bien en organisant des fêtes (matsuri) d’où leur nombre impressionnant au Japon.
Les étrangers, quant à eux, ne participent pas à ces rites sauf pour se relaxer dans les bains chauds d’une station thermale. Seraient-ils considérés comme souillés ? La question porte en elle-même la réponse.
Frontières au sein de la société japonaise
Au sein de la communauté japonaise, il existe des frontières entre purs et impurs (comme une sorte de discrimination). Une multitude de frontières visibles et invisibles sont également tracées à travers la société japonaise par cette notion de « uchi et soto ». Les impurs ou parias sont désignés au Japon par les eta ( 穢多 les discriminés impurs) ou bien les hinin (非人 non-humains) qui représentent jusqu’à ce jour une classe à part de parias au sein de la société japonaise. On les appelle également burakumin.
Hinin, eta ou burakumin n’avaient, jusqu’au début du siècle passé, le droit d’exercer que quelques métiers bien codifiés. Ils accomplissaient des tâches auxquelles répugnaient les Japonais telles que fossoyeurs, tanneurs, bouchers, et constructeurs de ponts etc … [11].
On peut être hinin, né de parents de cette classe, comme on peut le devenir. Bien que ces classes aient été formellement abolies en 1871, les tabous ont toutefois survécu. Il existe toujours une frontière (invisible) entre les classes de la société japonaise. Avant chaque mariage, les Japonais enquêtent pour être sûrs qu’ils ne font pas alliance avec un descendant de ces classes de burakumin.
Frontières entre pur et impur et … étranger
Des écrits très anciens montrent que les Japonais s’étaient dotés d’un système de valeur, au niveau des villages, où le pur et l’impur étaient liés à la notion de uchi et soto (intérieur extérieur). Dans leur esprit (jusqu’à aujourd’hui) les périodes de calamités étaient dues au contact direct avec l’extérieur donc …avec l’étranger.
L’arrivée d’un étranger dans un village, notamment celle des premiers Occidentaux vers le milieu du 19ème siècle, suscitait beaucoup d’appréhensions, ce qui a pu constituer un des éléments favorisant l’isolement du pays. Au début du 20ème siècle, cette société très conservatrice avait connu ses premiers contacts avec l’islam suite à l’arrivée des premiers Musulmans au Japon.
Les frontières tracées par l’islam au Japon
L’islam est une religion ultra-minoritaire parmi la population japonaise – 9.000 à 12.000 Japonais autochtones musulmans sur une population de 126.702.000. Il existe cependant environ 130.000 expatriés de religion musulmane. Au Japon, l’islam est surtout la religion de la masse des immigrés de diverses origines[12]. Aussi les Japonais musulmans représentent-ils une minorité musulmane japonaise au sein de la minorité musulmane étrangère dans la société japonaise.
Cependant il existe un décalage au niveau culturel et cultuel entre ces immigrés de souches non japonaises et les Musulmans japonais. Ce constat dépasse les questions relatives aux statuts, aux métiers, et autres marqueurs sociologiques, et il est dû aux caractéristiques inhérentes à la spécificité japonaise. La minorité musulmane autochtone (japonaise) est intégrée à la société laïque sécularisée et suit un mode de vie à la japonaise. Les pratiques et les marqueurs les plus importants de la vie quotidienne au Japon sont mentionnés dans les procédures d’évitement de la souillure. Ce paradigme apparaît surtout, lors des premières conversions, dans les représentations contradictoires du religieux et du sacré, ainsi que dans la pratique quotidienne. Ce décalage forme une frontière qui a toujours existé entre les premiers convertis et les premiers Musulmans étrangers, prêcheurs ou immigrés, débarquant dans l’archipel.
Nous concluons qu’au Japon l’islam trace deux frontières :
– Une frontière exclusive entre Musulmans japonais et autres Musulmans résidents. Cette exclusion est due à l’essence même de la culture collectiviste et à l’esprit de groupe qui crée une distinction entre les intrus et les autochtones (uchi v/s soto) même dans le cas où ces étrangers partagent la même religion.
– Une frontière inclusive entre les Japonais musulmans et leurs compatriotes, due à cette même culture collectiviste et à ce même esprit de groupe, qui exclut les intrus et qui crée la porosité de cette frontière.
Cela nous mène à constater que l’homo japonicus garde une armature intellectuelle et sociétale que lui procure l’esprit shintô, et le distingue des autres. La religion, comme toute religion, n’altère d’aucune manière les codes de la société japonaise.
Bibliographie générale
Amos, Timothy. Embodying Difference: The Making of Burakumin in Modern Japan. University of Hawai Press, 2011.
Muroga Jex, Chie. Social Conformity and Nationalism in Japan: A Perspective from Japanese Expertise. Lamber, 2011.
Nelson, John K. Enduring Identities: The Guise of Shinto in Contemporary Japan. University of Hawaï Press, 2000.
Oblas, Peter. Perspectives on Race and Culture in Japanese Society: The Mass Media and Ethnicity. Mellen Press, 1995.
Sabouret, Jean-François. L’Autre Japon : Les Burakumin. Maspero, 1983.
Macé, François. Shintô et religion. Table ronde au sein du CEJ. Bulac le 29 mai 2015.
Tayara, Bassam. Le Japon et l’islam : Un pragmatisme partagé. Librairie Avicenne, 2017.
[1] On peut considérer cela comme une invention qui ressemble à ce que Hobsbawm et Ranger décrivent dans leur fameux essai L’invention de la tradition, et qui rejoint de façon directe L’imaginaire national de Benedict Anderson et ses réflexions sur l’origine du nationalisme.
[2] Le rouge (赤) est synonyme de clarté au Japon, c’est une couleur dynamique et positive. On associe la couleur rouge à toutes les festivités populaires.
[3] Le disque rouge – symbole du soleil – représente la divinité solaire Amaterasu la plus élevée de la mythologie japonaise.
[4] On notera l’absence d’eschatologie – discours sur la fin du monde ou la fin des temps – ce qui explique la capacité du shintô d’assimiler le bouddhisme ou toute autre religion tout en demeurant … shintô.
[5] shin (神): KAMI (dieu ou dieux) et tô (道): MICHI (chemin; voie).
[6] A l’époque Meiji et la montée du nationalisme, les pratiques shintôs ont été déclarées religion. Quant au bouddhisme, il fut considéré comme religion étrangère.
[7] Étymologiquement : shû 宗quintessence et kyô 教 apprentissage (apprentissage de la quintessence).
[8] Souillure ne veut absolument pas dire saleté mais désigne un état impur.
La souillure par des agents extérieurs tels que la mort (toucher un cadavre, meurtre, inhumation, ré- inhumation, viol des sépultures, blessures d’un cadavre) ou le sang (toucher une blessure, les menstrues, le placenta etc….).
[9] Le ki ou le ke est une notion très vague mais très importante dans tous les aspects de la vie des Japonais. On peut l’assimiler au tama 魂ou tamashi (analogue à âme, esprit ou énergie), que possède chaque être humain, animal, plante, ou même objet, selon les croyances japonaises.
[10] Ce terme désigne des pratiques cérémoniales très anciennes, et aussi « l’état qui suit les rites de purification ».
[11] Les ponts sont les passages obligés d’un espace à un autre, ils constituent une frontière entre deux mondes, deux espaces.
[12] Iraniens, Pakistanais, Indiens, Malaisien, Indonésien et quelques centaines provenant des pays arabes.