C’est une contribution dans le cadre d’un colloque organisé par l’Université de Balamand (Liban) (Questions of borders)
Le Japon est le pays des frontières par excellence. Le Pays du soleil levant, étant un archipel, est sans frontières terrestres, mais le concept des frontières physiques ou bien imaginaires existe avec force dans tous les esprits des Japonais. Le Japon est une société démocratique sans aucun doute. Les sociétés modernes sont basées sur l’égalité des chances donc sur la mobilité sociale donc la transcendance des frontières sociales. Or, sans pour autant changer de nature les discriminations structurelles n’ont pas remis en cause le caractère foncièrement démocratique du pays. Je ne vais pas entrer dans les détails sématiques du terme « frontière » avec ou sans « s » … en anglais (boundary ou border) au Japon il y a cette différence entre 境界(kyôkai) ou ボダー. Le torii est un « portique » marquant la séparation (donc la frontière) entre un espace sacré et un espace profane. Nous trouvons ces torii sur tout le territoire japonais. Cette notion de dualité entre le « sacré et le profane » est différente de la notion du « bon et méchant » ou également de la notion du « bien et mal ». Elle est liée à une division de l’espace selon de très anciennes croyances qui est l’opposition entre : « intérieur et extérieur » (uchi /soto).
Il y a diverses explications à ces croyances qui sont presque toutes en relation avec « le territoire sacré du Japon ».
Comme nous l’avons dit plus haut le Japon n’a pas de frontières avec des pays tiers le Japon se sent différent. On peut projeter ce sentiment de façon schématique sur ce principe « extérieur-intérieur » et on peut aller un peu plus loin…dans l’imaginaire japonais.
On sait l’importance du drapeau national pour tous les pays et les nations (cet amour du drapeau est une invention de l’imaginaire collectif, qui ressemble à ce que Hobsbawm* et Ranger* décrivent dans leur fameux essai L’Invention de la tradition ) Le drapeau contribue à renforcer l’imaginaire national, ce qui rejoint de façon direct Benedict Anderson* dans son « Imaginaire national» et ses réflexions sur l’origine du nationalisme).
Mais ici en regardant ce drapeau je ne peux m’empêcher de penser que le chemin qu’ont pris les Japonais pour s’émouvoir devant leur drapeau est quelque peu différent… Le drapeau trace des frontières ! Il suffit de comparer ce tableau à connotation géographique avec le drapeau japonais. Donc pour les Japonais tout ce qui est intérieur est sacré (disons japonais… nous verrons que cela signifie : pur) et tout ce qui est extérieur est profane (disons étranger… nous verrons que cela signifie : souillé).
Dans ce sport très populaire un sumoto gagne quand il arrive à mettre son adversaire … en dehors (soto) du cercle (uchi)…Regardons maintenant ce que ce paradigme signifie à l’intérieur de ce Japon : Premièrement rappelons que le Japon est un pays qui n’a pas connu d’invasions durant son histoire (en mettant de côté l’occupation américaine dans les temps modernes- qui d’ailleurs n’a duré que 7 ans 1945-1Ò952), et ce pays a vécu une très longue période d’auto-isolation (période sakoku 1639-1868 soit 231 longues années).
Là nous ne pouvons pas ne pas parler d’un marqueur fondamental du peuple japonais qui est le shintô et les caractéristiques du shintô) . C’est vrai que la traditionnelle traduction de ce terme donne : la voie des dieux, car 道 (tô) : MICHI (chemin; voie) et 神(shin) : KAMI (dieu ou dieux) –Mais ce sont surtout des dieux locaux (propres à chaque région, fief ou village ou clan ou même famille). Ce sont des dieux représentant la forces de la nature dont les esprits sont sensés habiter temporairement des objets ou végétaux. Ce sont de croyances provenant d’un genre de chamanisme et de rites basés sur la purification.
Le Japonais de façon formelle et avant l’émergence brutale du fait religieux dans l’espace médiatique ces derniers temps, n’avait pas une approche aussi nette de la religion comme dans les sociétés monothéistes.
Pour les Japonais (le termes shûkyô 宗教) qui se traduit actuellement par religion n’a pris le sens, que nous donnons que vers le début de l’ère Meiji[1] (1868). Ce terme est d’origine bouddhiste chinoise (signifiant étymologiquement apprentissage kyô 教 de la quintessence shû 宗). A l’époque Meiji – et la montée du nationalisme- les pratiques shintô on été déclarées RELIGION.
Mais ce n’est pas une religion c’est une pratique de vie typiquement japonaise, tous les Japonais pratique le shintô. Le shintô est inhérent au peuple japonais (on naît Japonais et … shintô). Pour Steven Grosby (cité par Anthony O. Smith, Nationalism and Modernism,), le Japon ancien possède une auto-désignation collective, une histoire écrite, un certain degré d’uniformité culturelle, des codes légaux, un centre dominant et la conception d’un territoire délimité.
Le shintô a joué un grand rôle dans la formation d’une uniformité culturelle distinctive. Smith lui-même estime que, plutôt que de nation dans ce cas précis, il faut parler du Japon en tant qu’Etat ethnique, c’est-à-dire d’un Etat dominé par une communauté ethnique particulière[2]. Une territorialisation de la mémoire: un attachement collectif à une terre historiques[3] Le shintô ne peut s’exporter ni faire l’objet de prosélytisme. On peut dire que le shintô trace une frontière entre les Japonais et le reste du monde.
Les frontières non visibles à l’intérieur du pays – par rapport au sacré et au profane – sont directement inspiré de ce shintoïsme et remonte très loin dans le temps Et cela rejoint la frontière spatiale.
Pour un Japonais le monde profane c’est l’espace où un état de souillure « kegare» existe et qui est mis en évidence par rapport à un état de pureté « imi » (remord). La souillure n’est pas synonyme de saleté, mais c’est la perte d’énergie tamashi (魂) qui existe en tout (donc tout être tout animal ou tout objet). Mais la souillure peut provenir également d’un contact avec les éléments provoquant la souillure donc entamant le imi, ou bien par le passage du temps (comme un téléphone portable qui se vide même sans être utilisé!).
On s’en débarrasse de la souillure par des cérémonies de purification ôharai qui prennent plusieurs formes : des ablutions avec l’eau (qu’on appelle misogi) (ce qui explique les bains des Japonais plusieurs fois par …jour) ou (par la neige sosogi), mais aussi par des rites de repentance « komori » (par exemple une retraite dans la montagne), ou bien en organisant des fêtes (matsuri) ce qui explique le nombre impressionnant de fêtes au Japon.
Or les étrangers ne participent pas à ces rites à part se relaxer dans les bains chauds d’une station thermale. Sont-ils considérés comme souillés ? La question porte la réponse.
Nous allons voir maintenant que même qu’au sein de la communauté japonaise il y a des frontières entre purs et impurs (une discrimination). Nous mettrons brièvement en évidence la multitude de frontières visibles et invisibles que cette notion de « uchi et soto » trace dans la société japonaise. Les impurs ou une classe de paria sont désignés au Japon par eta ( 穢多 les discriminés des impurs) et les hinin (非人 non-humains) qui représentent jusqu’à aujourd’hui une classe à part de paria au sein de la société japonaise. On les appelle également burakumin. <21> Hinin eta ou burakumin : jusqu’au début du siècle passé n’avaient le droit que d’exercer quelques métiers ils remplissaient des tâches qui répugnaient les Japonais tels que fossoyeurs, tanneurs, bouchers, etc… et constructeurs de pont … (une petite remarque : les ponts sont les passages obligés d’un espace à un autre).
On peut être hinin né de parent de cette classe comme on peut devenir hinin. Ces classes ont été formellement abolies en 1871 mais on sait que les tabous ont la vie dure. Les Japonais enquête avant chaque mariage pour être sûrs qu’ils ne feront pas alliance avec un descendant des ces classes de burakumin. Ce qui montre l’existence de frontières dans société japonaises. Il est à noter que ces interdits relatifs à la souillure dans la société (dans les temples et sanctuaires et la vie de tous les jours) ont été un élément historique et important dans la consolidation de l’État.
Des écrits très anciens montrent que les Japonais s’étaient dotés d’un système de valeur, au niveau des villages, où le pur et l’impur étaient liés à la notion de uchi et soto (intérieur extérieur) et dans leur esprit les périodes de calamités étaient en relation directe avec le contact avec l’extérieur donc l’étranger. L’arrivée d’un étranger dans un village suscitait beaucoup d’appréhension. Ce qui peut constituer un des éléments qui avaient favorisé l’isolement du pays, puis par la suite l’appréhension à l’arrivée des premiers Occidentaux vers le milieu du 19 siècle.
Maintenant faisons un saut dans le temps pour jeter un coup d’œil sur le contact de cette société très conservatrice avec l’arrivée de l’islam au Japon vers la fin du 19° siècle.
Avant tout il faut le dire l’islam est une religion ultra-minoritaire parmi la population japonaise qui compte 126.702 000 (il ne faut pas se fier à ce qu’on lit sur les réseaux sociaux). Le nombre des musulmans japonais (autochtone) sont entre 4500 et 10.000 au grand maximum. Par contre il y a autour de 130 mille expatriés de religion musulmane.
Au Japon, l’Islam est surtout porté par la masse des immigrés de diverses origines avec à leur côté une poignée de milliers de Japonais musulmans, ces derniers, constituant une minorité musulmane japonaise au sein de la minorité musulmane dans la société japonaise. Cependant il existe un décalage au niveau culturel et cultuel entre ces immigrés de souche non japonaise et les musulmans japonais. Ce constat dépasse les questions dues aux statuts, aux métiers, et autres marqueurs, il est dû aux caractéristiques inhérentes à la spécificité japonaise. La minorité musulmane autochtone est attachée à une société laïque, sécularisée et à un mode de vie à la japonaise. Les Japonais musulmans vivent les pratiques japonaise de façon inconsciente en faisant la fête, en suivant un matsuri ou en allant au bain rituel. C’est vrai qu’il ne boivent pas d’alcool, ne mangent pas du porc, mais ils participent à la fête et ils continuent à aller commémorer leurs ancêtres une pratique très importante dans la vie d’un Japonais. Mais les plus importantes des pratiques et des marqueurs de la vie quotidienne au Japon étant les procédures d’évitement de souillure, qui ne sont pas pratiqués par les Musulmans non japonais. Ce paradigme apparaît surtout dans les représentations contradictoires du religieux et du sacré, ainsi que dans la pratique quotidienne, et cela fut le cas dès les premières conversions. Ce décalage forme une frontière qui a toujours existé entre les premiers convertis et les premiers musulmans étrangers, prêcheurs ou immigrés. . Qu’implique ce compromis pour les Japonais musulmans? Il implique une « invention de traditions » qui soient acceptable par l’environnement social qui les entoure pour rester japonais. La question est toujours posée pour les co-religionnaires étrangers qui ne pourront jamais entrer sous la coupole des traditions japonaises surtout shintô.
Nous concluons qu’au Japon l’Islam trace deux frontières : – Une frontière exclusive entre les musulmans japonais et les autres musulmans résidants, et cela dû à l’essence même de la culture collectiviste et à l’esprit du groupe qui crée une distinction entre les intrus et les autochtones même dans le cas où ces étrangers partagent la même religion. – Une frontière inclusive entre les Japonais musulmans et leurs compatriotes, une frontière poreuse due à la culture collectiviste et à cet esprit shintô et esprit de groupe qui a exclu les intrus.
Cela nous mène à constater que l’homo japonicus garde une armature intellectuelle et sociétale que lui procure l’esprit shintô, qui le distingue des Autres et qui fait que la religion, toute religion, n’altère d’aucune façon, les codes de la société japonaise.
Bibliographie :
- [1] Jason Ananda Josephson, The Invention of Religion in Japan, Chicago, the University of Chicago Press, 2012.
- [2] Anthony O. Smith, Nationalism and Modernism, Routledge, 1998, 288 p., p.190-192.
- [3] Anthony O. Smith, The genealogy of nations, Blackwell, 1986, 288 p., p.l 02.
- THIESSE Anne-Marie, La création des identités nationales – Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, 307 p. –
- Hobsbawm & T. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, 1983 (traduction française : L’invention de la tradition, trad. par Christine Vivier, Editions Amsterdam, 2006).
- Hastings, Adrian. The Construction of Nationhood: Ethnicity, Religion and Nationalism, Cambridge and New York: Cambridge University Press, 1997. pp. 2-5.
- BURESI Pascal, Géo-Histoire de l’islam, Paris, 2005, Belin, 334 p. 桜井啓子『日本のムスリム社会』(ちくま新書、2003年)
- SAKURAI Keiko, La société musulmane au Japon, Tôkyo, 2003, Chikuma Shinsho, 234p.